Quand François Leclerc a repris sa ferme ovine dans la Manche, sa détermination était absolue et n’a pas bougé d’un poil : produire un agneau de haute qualité représentatif de l’élevage de pré-salé. C’est un contrat moral qu’il a signé avec ses clients, et Raphaël Morin l’a rejoint dans cette démarche. Le résultat : une révélation gastronomique.
Aux Arts Salés est constitué de deux élevages. Le premier, celui de François Leclerc, est associé à celui de Raphaël Morin depuis deux ans. Deux fermes voisines, séparées par une rivière dans la région de la baie du Mont-Saint-Michel. Bien que leurs bêtes ne pâturent pas sur le même herbu (nom local du pré salé), une approche identique des deux éleveurs sur les méthodes et le résultat leur permet de mutualiser leurs produits.
François, ex-ingénieur des Arts et Métiers en mécanique générale, est installé à Courtils depuis 2017 avec 300 brebis. Raphaël, ex-ingénieur agronome, en élève 250. François l’a aidé dans ses débuts d’éleveur, et désormais les deux exploitations sont associées. Quoique natifs de la région, les deux bergers ont acquis leurs fermes hors du cadre familial. À l’origine, comme les autres éleveurs de pré-salé de la région, François élevait à 95 % la race ovine suffolk, mais il a effectué une transition douce en élevant également des roussins de La Hague. Cette bête solide et rustique de race ancienne est une des trois brebis historiques (avec l’avranchine et la cotentine) de l’élevage de pré-salé au Mont-Saint-Michel et en Cotentin. Raphaël, pour sa part, n’élève que des roussins de La Hague.
Des Arts et Métiers aux Arts Salés
Le nom de l’entreprise est bien choisi, car il invoque les arts et le sel. Élever des agneaux sur des prés salés, c’est tout un art. Les troupeaux d’ovins paissent sur les prairies herbeuses de zones littorales soumises aux marées. Hormis le lait de leur mère, les agneaux ne consomment que l’herbe de ces prés d’estran, périodiquement inondés. L’herbe y est saline, riche en principes minéraux et en plantes halophiles (salicorne, puccinellie maritime…), elles-mêmes riches en sel et en iode. Il n’est pas question d’agneau de lait, étant donné que les jeunes animaux doivent brouter cette herbe assez longtemps pour que leur chair s’imprègne de ses principes. Il s’agit donc d’agneaux relativement développés, abattus entre quatre et six mois et jusqu’à un an. En théorie, à un an, on devrait parler de broutard, mais cela reste de l’agneau : il s’agit de races traditionnelles à croissance lente, et la tendreté et le moelleux de leur chair ne laissent aucun doute.
 
Un mode d’élevage plus qu’une origine
L’agneau de pré-salé n’est pas spécifique de la baie du Mont-Saint-Michel. Cette origine est néanmoins la plus célèbre, active depuis au moins le IIe siècle de notre ère et liée à l’économie de l’abbaye du Mont-Saint-Michel dès le haut Moyen Âge. La pratique existe également depuis des siècles en Vendée (baie de l’Aiguillon), en Bretagne (Belle-Île-en-Mer, Ouessant), dans le Cotentin (Coutances, Côtes des Havres) et dans le Nord-Pas-de-Calais (baie de Somme, baie d’Authie). On la trouve aussi en Grande-Bretagne (liée originellement à l’abbaye de Canterbury et pratiquée autour de l’estuaire de la Tamise), en Allemagne, aux Pays-Bas et au Québec. Trois origines d’agneau de pré salé sont dotées d’une Appellation d’origine protégée (AOP) : Baie du Mont-Saint-Michel, Baie de Somme et Péninsule de Gowar, en Pays de Galles. Cette pratique d’élevage donne une viande exceptionnelle. Elle n’est liée à aucune origine particulière : il faut des terrains plats, un climat tempéré, de l’herbe et des marées.
 
L’agneau de Pâques, grande question
Aurons-nous du gigot à Pâques ? Le sujet mérite discussion. Si l’agneau de lait, disponible dès janvier-février, est courant en Espagne, en Provence et au pays Basque, il n’en est pas de même sur les herbus. Avec des naissances entre janvier et mars-avril, les agneaux de l’année sont trop jeunes à Pâques, mais il est possible de consommer à cette époque des agneaux plus âgés. Les brebis sont difficiles à désaisonner : on ne peut pas, comme on le fait ailleurs, décaler leur cycle de gestation. Au cours de leur croissance lente et régulière, les agneaux s’engraissent naturellement des bons végétaux salins des herbus. L’objectif de François et Raphaël est de laisser les animaux le plus de temps possible sur les herbus : vingt-trois heures sur vingt-quatre, idéalement. Les agneaux profitent de chaque journée favorable, rentrent à la bergerie en cas de grain et ressortent aussitôt après. Quand il doivent rester à l’abri, leur fourrage aussi vient des prés salés. Sur des herbus de 1 500 hectares (François) et 400 hectares (Raphaël), ils vont pâturer où bon leur semble, marchent énormément, surtout la nuit, bonne période de balade et de pâture. Les éleveurs, eux, surveillent le calendrier des marées et le débit des rivières : si l’une d’elles modifie un peu son lit, des dizaines d’hectares d’herbus peuvent disparaître en une année. Ou réapparaître. Le milieu change sans arrêt.
 
Une viande de luxe
L’agneau de pré salé, d’où qu’il provienne, a toujours été considéré comme une viande de luxe et son prix est élevé. Ses caractéristiques sont un aspect rosé, jamais trop foncé, et une forte proportion de chair par rapport à l’os : c’est un agneau charnu mais sans excès de gras, celui-ci se répartissant bien dans la chair et ne s’accumulant pas en périphérie. On a donc affaire à une viande très persillée, d’autant plus savoureuse. L’agneau de pré salé est remarquable non seulement pour son goût mais aussi pour sa texture : en cuisson courte ou en cuisson longue, il est tendre et moelleux, quoique ferme, et dégage un jus délicieux, de saveur intense. Que l’on fasse rôtir un gigot, griller des côtelettes, ou que l’on cuisine un navarin ou un couscous, on est envoûté par ce parfum d’agneau d’antan, qui rappellera à certains d’entre nous les régals de leur enfance. On dit que la pâture sur pré salé donne un goût salé à la viande : ce n’est pas vraiment exact. C’est plutôt une douceur, une saveur légèrement sucrée qui se manifeste, associée à une texture fondante.
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